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Sychar et le puits de Jacob : Histoire d'une rencontre

C'est tout moi, ça ! Tête de linotte, va ! Comme si une seule cruche allait suffire avec la chaleur qu'il fait ! Maintenant il va falloir que je puise de nouveau, et le puits est profond. Comme si mon homme ne pouvait pas faire ça, il est fort, lui. Mais non, ça, c'est un travail de faible femme, lui, il se prélasse à l'ombre de la tonnelle, il doit discuter avec les autres hommes du coin. Et leurs femmes, elles, gloussaient en me voyant sortir avec ma cruche et prendre le chemin du puits. Si encore il était sur la place de la ville ! Mais non, il faut en faire, des pas, sous ce soleil écrasant.
J'arrive enfin. Qu'est-ce qu'il fait chaud, en plein midi ! Ça m'apprendra à réfléchir, quand on n'a pas de tête, il faut avoir des jambes ! Tiens, il y a quelqu'un au bord du puits. Encore un qui va se moquer de moi, je parie ! Mais ma parole, j'hallucine... non, c'est bien un juif. Il vaudrait peut-être mieux que je retourne, ça pourrait être dangereux. Qu'est-ce qu'il peut bien vouloir ? Bon j'y vais quand même, courage, je suis prête à tout.
Il est bizarre, ce bonhomme. J'essaye de le surveiller du coin de l'œil, on ne sait jamais. Lui, j'ai l'impression qu'il me regarde, sans gêne. Il a des yeux clairs, un regard bienveillant. Qu'est-ce qu'il attend ici ?
"S'il te plait, donne-moi à boire".
Alors là, j'hallucine, ou c'est le soleil qui me tape sur la tête. Je viens puiser, c'est dur, c'est pour moi parce que j'ai été imprévoyante, et lui, un homme, en plus un juif, qui ne m'a même pas proposé de m'aider, il veut que je gaspille mon eau ! Je lui ai répondu courtoisement, on ne sait jamais, mais je lui ai dit mon étonnement, c'est le moins qu'on puisse dire :
"Comment ! Tu es juif, moi je suis une femme, samaritaine. Tu n'as pas peur de me parler ?"
Il a répondu à côté de la question, c'est un juif qui n'a pas l'air de détester les samaritains ni de se méfier des femmes. En attendant, j'aimerais mieux que mon homme ne me voie pas discuter avec lui, d'ici qu'il me lapide !
"Si tu savais le don de Dieu, si tu savais qui je suis... c'est toi qui m'aurais demandé à boire, et je t'aurais donné de l'eau vive..."
Là, il se moque de moi. L'eau vive, il y en a effectivement au fond du puits. S'il est capable de donner de l'eau, pourquoi veut-il de la mienne ? Je le lui ai dit poliment :
"Seigneur, tu n'as rien pour puiser et le puits est profond. Comment pourrais-tu me donner de l'eau ? Ne me dis pas que tu es plus grand que notre ancêtre Jacob qui a creusé ce puits, où nous buvons depuis des siècles !"
Il ne s'est pas démonté. Son calme finirait par être agaçant, et son regard qui me dévisage, ça me met mal à l'aise. Et bien entendu, il a contourné ma question, mais je ne vois pas où il veut en venir.
"Si tu bois de cette eau, tu ne tarderas pas à avoir de nouveau soif. Il faudra que tu reviennes puiser, et même plusieurs fois par jour."
Ça, je m'y attendais, encore un qui se moque de moi parce que je reviens à ce puits en plein midi ! Mais il a continué :
"Si tu bois l'eau que je donnerai, tu n'auras plus jamais soif. Elle deviendra en toi une source vive, jaillissant pour la vie éternelle."
Ah, ça, c'est une aubaine ! Je ne me suis pas fait prier :
"Alors donne-moi de cette eau, que je n'aie plus soif, que je n'aie plus besoin de venir ici pour puiser.
Il a une fois de plus répondu à côté de la question :
"Va chercher ton mari..."
Alors là, ça me gêne, pour le coup ! Quel rapport avec l'eau vive, la soif, le puits ! D'abord, mon homme, ce n'est pas mon mari, j'en ai eu plusieurs avant lui, je ne suis jamais arrivée à me fixer. Qu'est-ce qu'il a à remuer la vase de ma vie est à me regarder encore avec ce regard indéfinissable. Et puis si mon homme me voit parler avec un autre homme, et qui plus est un juif, je vais passer un mmauvais quart d'heure. J'ai répondu :
"Je n'ai pas de mari"
Après tout, c'est la vérité. Mais là, je n'en suis pas revenue. Il m'a dit :
"C'est exact. Tu en as eu cinq, et l'homme qui partage ta vie actuellement n'est pas ton mari."
Incroyable ! Comment le sait-il ? Je ne l'ai jamais rencontré, un juif en plus ! Je me suis exclamée sans réfléchir :
"C'est pas possible ! Mais alors, tu es un prophète !"
Il a continué à me regarder avec son sourire envoûtant, et comme il ne disait rien, j'ai repris avec une question plus sérieuse, pour vérifier :
"Alors, dis-moi : nous allons adorer Dieu sur cette montagne, mais vous, les juifs, vous dites qu'il faut aller à Jérusalem. Qu'est-ce qui est vrai?"
Il a pris un air un peu solennel pour me répondre :
"Crois-moi, l'heure vient où on n'ira plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem pour adorer le Père. Il nous a fait entrer dans son intimité, et c'est par les juifs que vient le salut. Vous, vous êtes encore à la porte, vous adorez un Dieu que vous ne connaissez pas. Mais dès maintenant, les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. C'est ce que recherche le Père : il est esprit, c'est en esprit et en vérité qu'il faut l'adorer."
Là, c'est trop profond pour moi, je décroche, mon catéchisme est loin derrière, après ma vie sexuelle chaotique... J'ai quand même répondu une des rares choses que je me rappelais de ma jeunesse :
"Je sais bien que le Messie va venir, et qu'il nous expliquera tout ça..."
Il m'a regardé dans les yeux, un regard profond, pénétrant, bouleversant, inoubliable.
"Je le suis, moi qui te parle".
Ses amis sont arrivés, je n'y ai même pas fait attention. J'ai oublié ma cruche et tout le reste, et je suis repartie en courant à la ville.

Lire la suite : "Ma nourriture, c'est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé"


Quelques commentaires

Aller puiser l'eau est une tâche pénible, réservée aux esclaves ou aux femmes, eh oui ! On y allait donc en général tôt le matin et on évitait les efforts à l'heure de midi. La femme semble bien imprévoyante, pour être obligée de le faire.


La Samarie s'est formée à partir de l'ancien royaume d'Israël, détruit en -722. Une partie de la population est déportée en Assyrie, remplacée par des colons. S'ensuit un syncrétisme religieux où le culte de Yahweh est délaissé et mélangé à celui d'autres dieux. Les tentatives du royaume de Juda pour récupérer cette région échouent et le fossé se creuse : les juifs méprisent et détestent les samaritains, qui le leur rendent bien... Les différences, notamment vestimentaires, se reconnaissaient facilement.

Un homme ne doit pas d'adresser à une femme en l'absence de son tuteur (père, mari) ; c'est donc compromettant pour elle.

L'évangile de Jean n'a aucune volonté de reportage : il se base sur des faits peut-être réels à partir desquels il compose une leçon théologique. Le dialogue entre Jésus et la femme est très construit : elle pose exactement les questions qu'il faut pour que Jésus puisse progresser.

La Genèse (Gn, 33,19) indique que Jacob avait acheté un terrain près de Sichem (devenue Sychar), mais ne parle pas du puits : c'est une tradition ultérieure, selon laquelle il s'est obstiné à creuser à travers des couches de pierre, malgré le scepticisme, voire la moquerie des habitants de la ville, pour finir par trouver un cours d'eau souterrain (une eau vive et non pas une nappe souterraine), à une profondeur qui selon les traditions varie entre 30 et 60 m. L'eau y était abondante, mais remonter un récipient de cette profondeur était épuisant.



Le malentendu reste profond entre la femme, qui n'envisage que l'eau qu'elle va puiser et Jésus qui se place au plan symbolique du don de Dieu.

On ne voit pourquoi Jésus fait cette demande, sinon pour passer au plan spirituel qui est symbolique : il ne parle plus à une femme, mais à un pays, qui se réclame du même Dieu que les juifs, mais qui est en profonde rupture. La Samarie s'est prosternée devant cinq dieux assyriens importés par les colons, oubliant le culte de Yahveh ; elle a fini par revenir à Yahveh, que les juifs revendiquent comme le leur. Le pays a bien eu cinq maris, et le Dieu qu'elle a choisi maintenant n'est pas le sien.

Le Mont Garizim (881 m, au dessus de Sichem) est un lieu sacré pour les cananéens et pour les israélites sortant d'Egypte après l'Exode. Vers -330, à l'époque d'Alexandre le Grand, les samaritains consomment la rupture avec les juifs en construisant un temple sur cette montagne, concurrent de Jérusalem. Il est détruit en -108 (il est donc en ruines à l'époque de Jésus), mais l'emplacement sert à des rassemblements cultuels samaritains.

Le texte de l'évangile compte dix fois le mot prosterner (traduit par adorer) ; Jésus annonce un monde nouveau, où le salut vient à travers les juifs, de lui seul, et où l'adoration s'exprimera par un élan du cœur et par la confiance en Dieu et pas par des rites

Non seulement Jésus s'affirme comme messie, mais l'expression grecque "ego eimi" (traduite par "je le suis") est aussi le nom proclamé par Dieu au Sinai, JE SUIS.